Journée d'étude
Journée d’étude “La Chine à portée de clics : la pratique des sciences sociales à distance”
Cette journée d’étude, sur la base de travaux récents, souhaite questionner l’ouverture de nouveaux horizons dans les études chinoises grâce à l’utilisation de l’Internet et des technologies de l’information et de la communication (TIC), et participer à l’établissement d’un référentiel méthodologique pour la recherche en ligne. Comment le travail à distance nous force-t-il à changer notre manière de pratiquer les sciences sociales, et quelles nouvelles dimensions ces changements donnent-ils aux études chinoises ?
Organisatrices : Manon Laurent (manonlaurent3@gmail.com), Amandine Péronnet (peronnet.amandine@gmail.com)
Organisateurs
Organisée par l’IrAsia, l’IFRAE, et le CESSMA (Aix-en Provence)
Résumé
ROCHER Jean-Maurice : « Les réseaux socionumériques, nouvel accès détourné aux institutions chinoises ? »
Très souvent, les études occidentales qui prennent pour objet la participation sur réseaux socionumériques (RSN) en Chine se polarisent sur des situations exceptionnelles de catastrophes, de crises ou de scandales nationaux (Casilli, 2010 ; Sautedé, 2011 ; Arsène, 2017). Les phénomènes communicationnels propres aux internautes de ce pays apparaissent ainsi ne mériter l’attention que réduits à ce type de circonstances souvent politiquement polémiques et identiques à celles qui intéressent généralement les médias des régimes dits démocratiques. Sans s’opposer à cette conception partielle mais néanmoins bienvenue des pratiques communicationnelles sur RSN en Chine, il semble que des approches moins sélectives méritent aussi d’émerger comme nous en formulons l’hypothèse dans notre travail doctoral actuel en Sciences de l’information et de la communication (SIC).
Cette contribution propose justement d’esquisser les raisons pour lesquelles il est essentiel que la recherche en Humanités Numériques s’intéresse également aux pratiques et aux usages sociaux en contexte ordinaire, sur des dispositifs techniques qui les valorisent (Boukacem-Zeghmouri, Paquienséguy, 2021). La fonctionnalité de RSN Moments, incorporée dans l’écosystème de la plateforme multi-services WeChat, accompagne et façonne aujourd’hui le quotidien de milliards de Chinois. Dans ce RSN en clair-obscur (Cardon, 2019), les contenus banals qui s’exposent, se partagent, se commentent ou se likent entre usagers reflètent, tout autant que ceux qui relèvent de circonstances extraordinaires, les nouveaux comportements communicationnels liés au RSN des internautes chinois. Il revient à la recherche en SIC de ne pas ignorer de telles données possiblement exploitées par des entreprises ou l’État suivant leurs intérêts propres, mais de les analyser par exemple en situation d’exotopie (Bakhtine, 1984), c’est-à-dire avec le regard d’un étranger immergé dans une culture autre et tourné vers un enrichissement mutuel. C‘est ce RSN particulier, qui ouvre aux usagers un espace anecdotique en ligne (Pierre, 2013) ne les prédisposant et ne les encourageant nullement à l’expression de revendications citoyennes, que nous avons retenu pour l’exposition de notre démonstration.
Conduire une recherche sur des contenus issus de ce type de dispositif technique demande, bien entendu, de procéder suivant des principes méthodologiques adéquats. Nous avons opté pour l’approche microsociologique, qui relève d’un interactionnisme en ligne au sein du RSN. Elle nécessite que le chercheur soit « enraciné » dans le terrain réel du contexte particulier qu’il étudie, devenant familier avec les acteurs afin de donner de la légitimité à la parole qu’il tient sur eux (Le Breton, 2016). Elle s’appuie sur les deux principes fondamentaux suivants empruntés à la sémio-pragmatique de Roger Odin (2011) : la construction d’actants à partir d’un cadre contextuel institutionnel (famille, établissement scolaire, armée, entreprise, etc.) auquel ils appartiennent, et le choix d’un axe de pertinence approprié qui engendre un espace de communication spécial ainsi que des modes d’expression à déterminer pour ces actants au sein de Moments WeChat. Une telle démarche offre la possibilité d’analyser qualitativement un corpus de communications sur le RSN qui proviennent d’une « communauté » délimitée d’usagers et sont directement rattachées à un faisceau de contraintes institutionnelles dont ces usagers dépendent. Elle opère, à un niveau moléculaire, sur l’expression quotidienne via le RSN d’individus qui appartiennent, au niveau molaire (Deleuze & Guattari, 1980), à des institutions particulières dont l’organisation et le fonctionnement restent souvent difficilement directement accessibles pour le chercheur. Ce processus méthodologique laisse apparaître différents types de relations entre ces deux niveaux qui émergent par l’intermédiaire du RSN, des régularités sociales ordinaires aux lignes de fuite (Monnoyer-Smith, 2017) ou dissensus (Rancière, 2000) occasionnels. Autrement dit, elle fournit un accès détourné et composite à la société chinoise eu égard à certains de ses usages d’Internet, conformément à une certaine tradition de la pensée chinoise (Jullien, 2010).